Cette section - qui doit être lue en combinaison avec la section UE ci-dessus - porte spécifiquement sur les règles de droit français applicables aux devoirs et obligations d'un administrateur en matière de changement climatique.
Le nombre croissant de litiges portés devant les autorités françaises révèle une prise de conscience en matière de changement climatique. De plus en plus d'actions en justice sont intentées à l'encontre de l'Etat français ou de sociétés françaises. L'affaire communément appelée l'Affaire du Siècle en est une des illustrations : le Tribunal administratif de Paris a jugé l'Etat français responsable du préjudice écologique causé par le non-respect des objectifs fixés en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, et ordonné à l'Etat d'adopter des mesures pour réduire les émissions de carbone et réparer le préjudice écologique d'ici le 31 décembre 2022.1 En outre, plusieurs actions ont été intentées, principalement par des associations et ONG, à l'encontre de sociétés françaises au titre d'un manquement à leur devoir de vigilance (voir ci-après) ; les demandeurs visent à obtenir devant les juridictions françaises des injonctions destinées à contraindre ces sociétés à mettre en place ou renforcer leur plan de vigilance afin de respecter l'objectif en matière d'émissions de gaz à effet de serre fixé par le Gouvernement français dans le cadre de l'accord de Paris.
La loi française a développé plusieurs mécanismes (obligations et incitations) afin que les questions environnementales, en ce compris le changement climatique, soient davantage prises en compte par les entreprises dans la conduite de leurs affaires ou dans leurs interactions avec les tiers. Les sociétés françaises sont assujetties à une grande variété de normes juridiques nationales et internationales relatives au changement climatique. La synthèse suivante se concentre sur les principales dispositions légales applicables aux sociétés françaises et/ou à leurs conseils d'administration.
Responsabilité des administrateurs et changement climatique
Obligation de prendre en compte les facteurs sociaux et environnementaux: depuis l'adoption de la loi PACTE en mai 2019,2 le Code civil français précise que toutes les sociétés doivent être gérées dans l'intérêt de la société, prenant en considération les questions sociales et environnementales associées à leurs activités.3 Le manquement à cette disposition ne rend pas nuls les actes ou délibérations de la société.4 Toutefois, bien que nous n'ayons pas connaissance de décisions judiciaires rendues sur ce fondement au jour de la rédaction du présent document, le fait de ne pas prendre en considération les questions sociales et environnementales pourrait engager la responsabilité des administrateurs, sur le fondement de la responsabilité civile. En outre, une compréhension insuffisante des facteurs de risque sociaux et environnementaux peut également constituer une raison valable pour révoquer un administrateur.
Raison d'être: la loi PACTE a également créé la possibilité pour toute société de stipuler une raison d'être dans ses statuts. La loi française définit la raison d'être de la manière suivante : "principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité".5 En substance, la raison d'être est caractérisée par un objectif d'intérêt public transcendant la seule recherche des profits à court terme.
Par ailleurs, le Code de commerce français exige plus particulièrement du conseil d'administration et du directoire d'une société anonyme qu'ils prennent en considération "s'il y a lieu, la raison d'être".6 Ces dispositions définissent les obligations des administrateurs pour assurer les intérêts de la société sur le long terme. Ainsi, la raison d'être peut servir de cadre à la prise de décisions stratégiques.
Reporting extra-financier: comme indiqué dans la section relative au droit de l'UE, la directive européenne sur le reporting extra-financier (également appelée NFRD)7, transposée en droit français en 20178, définit une série d'exigences de reporting.9 Des obligations spécifiques de reporting extra-financier s'appliquent aux (i) sociétés françaises cotées employant plus de 500 personnes dès lors que le total de leur bilan est supérieur à 20 millions d'euros ou le montant net de leur chiffre d'affaires supérieur à 40 millions d'euros ainsi qu'aux(ii) sociétés françaises non cotées, employant plus de 500 personnes et dont le bilan total est supérieur à 100 millions d'euros, ou leur chiffre d'affaires net supérieur à 100 millions d'euros.10
Cette déclaration doit inclure une présentation de son modèle d'affaires, une analyse des principaux risques RSE relatifs aux activités de la société, une description des politiques et mesures de prévention et remédiation de ces risques, et le résultat de ces mesures, incluant des indicateurs de performance.11 La DPEF doit également décrire la manière dont la société prend en considération les impacts sociaux et environnementaux de ses activités. Plus spécifiquement, elle doit inclure les informations relatives à la contribution de la société aux causes du changement climatique, tant par ses activités que par l'utilisation des biens et services qu'elle fournit.12 La DPEF doit être mise à la disposition du public et être facilement accessible sur le site internet de la société dans les huit mois suivant la clôture de l'exercice et pendant une période de cinq ans.13
La loi française Climat et Résilience14 est entrée en vigueur en août 2021. Elle apporte des précisions sur les aspects que la DPEF doit couvrir en matière de changement climatique, stipulant que les informations que les sociétés sont tenues de communiquer "comprennent les postes d'émissions directes et indirectes de gaz à effet de serre liées aux activités de transport amont et aval de l'activité et sont accompagnées d'un plan d'action visant à réduire ces émissions, notamment par le recours aux modes ferroviaire et fluvial ainsi qu'aux biocarburants dont le bilan énergétique et carbone est vertueux et à l'électromobilité".15
Si le rapport de gestion n'inclut pas ce DPEF, toute personne ayant un intérêt légitime peut demander aux tribunaux français d'enjoindre au conseil d'administration ou au directoire (selon le cas), le cas échéant sous astreinte, de fournir ces informations.. Si le juge fait droit à cette demande, ladite astreinte et les frais de procédure sont supportés par les administrateurs ou les membres du directoire, individuellement ou conjointement selon le cas.16
La directive du 14 décembre 2022 sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (également appelée CSRD) élargit le champ des entreprises qui sont tenues de faire une DPEF et inclut des obligations de reporting plus strictes et harmonisées.17 En mai 2021, de nouvelles obligations d'information concernant le système de gouvernance des acteurs de marchés financiers ont été publiées18 pour l'application française de l'article 3 du règlement sur la publication d’informations en matière de développement durable dans le secteur des services financiers (SFDR).19 Elles couvrent les points suivants : (i) les connaissances, les compétences et l'expérience des organes de gouvernance de l'entité, y compris les organes d'administration, de supervision et de gestion (par exemple, le conseil d'administration), et la surveillance de l'intégration des critères RSE dans la politique et la stratégie d'investissement de l'entité et des entités qu'elle contrôle (par ex. niveau de surveillance et processus associé, communication des résultats, compétences) ; (ii) inclusion de critères de développement durable dans la politique de rémunération, et communication sur les critères d'adossement de la politique de rémunération à des indicateurs de performance ; et (iii) intégration de critères environnementaux, sociaux et de qualité de gouvernance dans le règlement interne du conseil d'administration ou du conseil de surveillance.
Devoir de vigilance des entreprises: Le devoir de vigilance des entreprises françaises20 constitue une obligation juridiquement contraignante pour les sociétés mères françaises d'identifier et de prévenir les impacts négatifs sur les droits de l'homme et l'environnement résultant de leurs propres activités directes, y compris des activités des sociétés qu'elles contrôlent, ainsi qu'indirectement, des activités des sous-traitants et fournisseurs avec lesquels elles ont une relation commerciale établie. Cette obligation ne s'applique qu'aux plus grandes entreprises en France (c'est-à-dire toute entreprise établie en France qui emploie au moins 5 000 salariés au sein de sa société tête de groupe et de ses filiales directes et indirectes, dont le siège social est situé sur le territoire français ; ou qui emploie au moins 10 000 personnes au sein de l'entreprise et de ses filiales directes et indirectes, dont le siège social est situé sur le territoire français ou à l'étranger). Ces entreprises doivent évaluer et traiter les risques d'atteinte grave aux personnes et à la planète dans le cadre d'un plan de vigilance annuel. Ces risques doivent inclure, le cas échéant, les risques liés au changement climatique. La loi Climat et Résilience a introduit une exigence supplémentaire pour les entreprises qui produisent ou commercialisent des produits issus d'activités agricoles ou forestières, en leur imposant, à compter du 1er janvier 2024, d'inclure dans leur plan de vigilance des mesures de vigilance raisonnable pour identifier les risques et prévenir la déforestation associée à la production et au transport en France de biens et services importés.21 Les tribunaux peuvent imposer des injonctions pour imposer le respect de ces obligations légales de reporting. En outre, la responsabilité délictuelle de la société pourrait être recherchée lorsque son incapacité à adopter un plan de vigilance approprié a causé un préjudice. Des actions en justice fondées sur le devoir de vigilance des entreprises concernant les risques liés au changement climatique ont déjà été engagées.22
En dépit de l'absence à ce jour de toute jurisprudence définissant précisément l'étendue des devoirs des administrateurs ou les aidant à déterminer la portée et l'étendue des obligations susmentionnées, les récents changements législatifs indiquent clairement que les administrateurs français devront jouer un rôle de plus en plus important dans la prise en compte des questions environnementales. Ce rôle concerne notamment la contribution de l'entreprise au changement climatique. A cet égard, nos recommandations pratiques sont les suivantes:
- Revoir et, le cas échéant, adapter le plan de vigilance, si applicable ;
- Revoir et, le cas échéant, adapter la gouvernance afin d'assurer un leadership approprié au niveau du conseil d'administration ou conseil de surveillance en ce qui concerne les risques liés au climat, y compris les impacts négatifs que l'entreprise peut avoir par ses activités et ses produits, et les risques juridiques auxquels l'entreprise peut être confrontée à cet égard ;
- Désigner le(s) service(s) chargé(s) de suivre et fournir des avis sur un corpus législatif et réglementaire en matière de gestion des risques climatiques qui ne cesse de s'étoffer en France et à l'étranger ;
- Déléguer l'identification et l'évaluation des risques climatiques à une équipe de direction clairement identifiée rendant directement compte au PDG et au conseil d'administration ou conseil de surveillance, et chargée d'assurer le fonctionnement de toutes les fonctions clés, y compris la fonction juridique et/ou de conformité, la gestion des risques de l'entreprise, la planification stratégique, l'audit, la rémunération, les ressources humaines, les relations avec les investisseurs, les parties prenantes, etc. ;
- Examiner et, si nécessaire, adapter les politiques et processus de gestion des risques liés au climat dans l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement et du réseau de distribution de l'entreprise, y compris les sociétés affiliées, les tiers et, plus généralement, les parties prenantes, sur la base d'une évaluation des risques solide. À cet égard, élargir et approfondir le cadre de diligence de l'entreprise pour les intermédiaires tiers afin de tenir compte des facteurs de risque liés au climat ;
- Examiner et, le cas échéant, adapter les rapports sur les facteurs de risque liés au climat et les mesures prises pour y faire face, conformément au Code de commerce français. Introduire des processus d'assurance interne en relation avec le reporting ; et
- S'entretenir avec un conseiller en relations publiques, afin d'élaborer un plan d'engagement et de communication externe.
Contributeurs:
- Guillaume Nataf, BakerMcKenzie France
- Clotilde Guyot-Réchard, BakerMcKenzie France